Si, sans ambiguïté, les images de Volkmar HERRE peuvent être qualifiées de « Paysages » et ainsi appartenir à cette grande catégorie de l’expression artistique, on se rend très vite compte qu’elles sont habitées par une certaine étrangeté, dont on ne perçoit pas, au premier coup d’œil, la nature.
À la netteté sans faille de certains éléments, s’opposent un voile, une incertitude, qui brouillent la perception d’autres parties du paysage. La raison de cette étrangeté réside dans le mode opératoire choisi par l’auteur : le STENOPE /CAMERA OBSCURA.
On ne peut faire plus simple qu’un sténopé : c’est une simple boite noire percée d’un trou minuscule…
Nous sommes ici aux racines mêmes de la discipline, dans un retour aux fondements originels de l’image photographique. Photographier, c’est écrire avec la lumière, nous dit l’étymologie.
Mais le recours à ce procédé ne constitue pas seulement pour Volkmar HERRE un choix technique, il s’agit avant tout d’un choix esthétique, d’un mode de vision, d’une autre appréhension du monde.
Parce que le sténopé exige de très longs temps de pose (près d’une demi-heure, parfois plus) pour que la lumière arrive à créer une image, nous nous trouvons soudain confrontés à une dimension totalement nouvelle. À l’image couramment admise de l’instantanéité photographique succèdent un entassement, une stratification continue du temps. Apparait ainsi la notion déroutante de « la durée d’un instant » : un temps entassé, fondu en lui-même. On peut dire que par certains aspects, les photographies de M. HERRE sont une écriture du temps…
Ces très longs temps de pose, outre qu’ils requièrent un protocole très rigoureux d’immobilité pendant la prise de vue, nous donnent accès à des régimes de visibilité très différenciés.
Ici l’invisible côtoie le visible, les rochers et les troncs d’arbre, les montagnes et les falaises structurent les paysages pendant que s’installe, dans un registre vaporeux, tout un voile de réalité advenue mais non perceptible : le mouvement des vagues, le vent dans les petites branches des arbres, la course des nuages dans le ciel. Ainsi est présente dans ces images toute une succession de possibles, une somme de probabilités que nos yeux ne peuvent enregistrer. Nous voici en plein territoire de la poésie, du rêve éveillé. Derrière le visible se profilent des strates de réalité cachée, nous accédons au monde fantastique de l’imaginaire.
Une autre dimension sensorielle de ces photographies est l’immense silence qui semble les envelopper toutes. Nous pouvons sans peine imaginer le mouvement des vagues, sentir la caresse du vent mais, bizarrement, nous ne pouvons les entendre… L’auteur, pleinement conscient de cette dimension a titré une de ces séries « Mer de Silence », regroupant ainsi la référence à la mer source de toute vie, et le paradoxe d’une vie devenue totalement silencieuse.
Ce travail est profondément marqué par la volonté du photographe de se situer au plus près de la nature, au cœur de la vie végétale et minérale. Le règne animal n’étant présent ici qu’en une de ces probabilités évoquées plus haut ou bien par des métamorphoses rendues visibles par l’œil de l’artiste : arbre-cygne, arbre-femme … captées en leur lenteur, une lenteur qui constitue la seule possibilité d’existence dans le temps singulier de ce mode de photographie. Ces images n’ont pu naitre que d’un long travail (encore une fois la dimension temporelle s’avère essentielle à la lecture de l’œuvre) d’une observation très attentive des formes et de la façon dont la lumière les modèle. Cette empathie avec la nature était déjà à la source des travaux antérieurs du photographe, travaux qui magnifiaient la sensualité des formes en leur plénitude de vie. Le travail actuel avec la camera obscura s’inscrit dans un registre plus spirituel, plus intemporel aussi. Pour réaliser de telles images il a fallu beaucoup d’attention, une observation minutieuse mais aussi une certaine forme d’humilité (on ne commande rien à la nature) en même temps que de l’obstination et du courage. Il en faut en effet pour affronter au quotidien le principe d’incertitude qui règne en maître sur ce mode de réalisation : rien n’est jamais certain, les aléas d’une météo capricieuse peuvent ruiner à tout moment le travail d’une journée entière. C’est un travail de lente maturation. Il faut imaginer le processus entier : observer, choisir au-delà du visible, imaginer l’image en train de se former lentement pour déterminer par la force de l’expérience et de la concentration le cadrage à venir (il n’y a pas de viseur sur un sténopé !!!), accomplir le rituel de l’installation du pied, de l’évaluation du temps à accorder à la lumière, avant d’enfin, ouvrir le volet sur le trou minuscule, s’abandonner ainsi au temps et attendre… pour, bien plus tard, découvrir, peut-être, au-delà ce qu’on avait imaginé, la trace de ce que l’on avait pressenti.
Les multiples aspects de ce travail sont comparables à la genèse d’un arbre : la lenteur de la croissance, en permanence affectée par de multiples forces physiques et chimiques, la survenue des orages et des tempêtes, les conditions d’exposition à la lumière, le voisinage des éléments inscrivent l’arbre dans un registre de visibilité mouvant, passant de la plénitude et de la sensualité des formes de la jeunesse à des formes plus obscures, puis s’acheminant vers la disparition, la lente décomposition de la forme en éléments essentiels, carbone, oxygène qui alimenteront l’incessante activité de la nature.
Ce travail propose également une vision remarquable du paysage, non plus identifié comme un locus typicus, descriptif et borné, mais comme un emblème, une somme du « paysage lui-même » : transcendant le lieu et le temps. Il suppose de la part de l’artiste une persévérance absolue alliée à une audace permanente, celle de remettre en cause, à chaque fois, soi-même et l’ensemble du travail. On rejoint en cela la devise d’un autre grand maître de la photographie, Arno Rafael Minkkinen : Art is risk made visible
Il faut maintenant revenir aux images, elles vous appartiennent, à vous spectateurs ; les histoires que vous bâtirez sur elles seront empreintes de vos propres vies, elles vous seront personnelles. Seront-elles ou non différentes des intentions premières de l’auteur ? peu importe, elle seront nées de son travail…
… et c’est ici que réside toute la magie de la photographie !
Noël Podevigne