Sandrine LAROCHE – Mirage

du 7 juin au 26 juillet 2016

Vernissage le jeudi 9 juin 2016 à 18h30, en présence de l’artiste

13 couv def

“Mirage” est une série d’autoportraits fantastiques et mouvants. L’être, rendu insaisissable par la longue pose, se métamorphose. Le temps s’imprime sur l’image fixe, dans les mouvements d’un corps, qui, petit à petit, s’épanouit. Chemin faisant, la jeune photographe Sandrine Laroche nous conduit aux frontières du réel et du mystère de soi.

L’épreuve du mirage

Peut-on attribuer à l’autoportrait les caractéristiques du portrait psychologique ? Nadar, en maître de la lumière qu’il était, s’y est essayé en modifiant l’expression de son visage selon des tonalités claires ou obscures jusqu’à décliner une variation de mimiques émotionnelles. Mais l’entreprise n’est pas simple, car elle suppose que les états d’âme puissent s’inscrire en marques visibles sur le corps et qu’alors, une lecture obvie de la psychè soit rendue possible. Sandrine Laroche a voulu affronter ce défi à partir de plusieurs stratégies visuelles. Dans la série Fantasmagories, elle rehausse par des signes de vie des tirages photographiques effectués à partir de radiographies. Avec la série De Profondis, elle applique son regard à fleur de peau : elle associe la beauté des formes du corps nu aux dégradations superficielles d’un mur délabré. Dans chaque image, la surimpression parfaitement maîtrisée modifie radicalement la surface de la peau, lui prêtant des lézardes, des fissures, des ébrèchements, des granulations et des déchirures qui, loin de paraître rapportées, se présentent comme des efflorescences ou des émergences d’une détérioration intime et profonde.

Aussi splendides que soient ces premières approches, elles ne constituent que les étapes d’un projet perfectible où le corps, seul en scène, projetterait lui-même quelques indices de lecture des passions de l’âme. Sandrine Laroche a développé cette nouvelle visibilité dans une série de photographies qu’elle intitule Mirage. Ce titre, qui peut paraître surprenant, constitue en réalité un guide de lecture des photographies, et cela pour deux raisons. Tout d’abord, parce qu’un mirage, au sens que lui donne la physique, est un phénomène de réfraction, c’est-à-dire de déviation d’une onde causée par la traversé de milieux non homogènes. D’une manière métaphorique, c’est bien de cela qu’il s’agit, avec des autoportraits appelés à révéler les aspects somatiques et psychiques du sujet. Ensuite, à cause des reflets de lumières renvoyés par chaque mouvement de son corps qui font apparaître sur un fond noir des ensembles de taches. Ce filtre par la lumière, la photographe en use comme dans cette manipulation ancienne, presque plus usitée de nos jours, appelée l’épreuve du mirage : les marchands de volailles avaient coutume de placer chaque œuf qu’ils vendaient devant une source lumineuse intense pour en examiner l’intérieur par transparence. L’observation de taches sombres permettait d’écarter du panier les articles non comestibles.

L’observation à laquelle se livre Sandrine Laroche passe par un enregistrement particulier du mouvement qui allie le bougé et la surimpression comme pour accentuer un renversement radical de l’intérieur vers l’extérieur. La scène se passe sur un format carré de fond noir où le corps mouvant semble saisi plusieurs fois par la lumière. Chaque pose se démultiplie ainsi par des ombres claires qui confèrent à la stature et aux gestes un vacillement, un tremblement, parfois une oscillation. Cette instabilité du corps à se contenir dans le pourtour de sa forme révèle tour à tour des sentiments d’émoi, de suffocation, d’effarement, de pâmoison, d’excitation ou d’effondrement. L’instantané photographique résume à lui seul des instants qui se suivent dans des fractions infimes de temps. Pour autant, la pratique de Sandrine Laroche ne s’apparente pas aux épreuves chronophotographiques d’Etienne-Jules Marey et de Muybridge dans lesquelles les instants se succèdent en des prises de vue séparées. Son procédé miragineux dilate la présence du sujet en des phases différentes, collectées comme des auras de lui-même, quasi translucides et constituant, à proprement parler, sa réalité augmentée dans l’instantané.

Tous ces débords, ces décalques de soi et ces surfaces en fuite rayonnant autour du centre de mire réifient, de façon subtile et parfois fantomale, l’invisible de la personne que les grands photographes portraitistes ont tenté d’intimer en ayant recours à la parfaite netteté des traits. Les mirages de Sandrine Laroche se rapprochent davantage de certaines expériences picturales. Une photographie de la série, dans laquelle les bras se contorsionnent autour du visage, est un hommage manifeste à certains autoportraits d’Egon Schiele. Mais tandis que dans la peinture de son autoportrait grimaçant[1], Schiele déborde la ligne de contour par un empâtement de couleur chair, lui-même isolé sur le blanc de la toile, dans la photographie, le geste s’éclaircit dans le halo d’un mouvement précédent et s’évanouit dans l’obscurité d’un autre mouvement non encore advenu.

La série Mirage est ainsi entièrement dédiée au surgissement de la psyché. La technique de surimpression agit sur l’épreuve à la manière d’une ardoise magique qui donne à lire l’attitude présente du sujet à partir des traces du passé tout en préfigurant l’instant à venir. Telle est la voie d’une pratique d’autoportrait psychologique où le photographe se perd de vue en ne se quittant pas des yeux.

Robert PUJADE
Maître de Conférences en Esthétique
Historien de la Photographie
Aix Marseille Université

[1] Egon Schiele, Grimassierendes, Aktselbstbildnis, 1910