du 5 juin au 24 juillet 2018
Vernissage en présence de l’artiste jeudi 7 juin à 18h30
Si le paysage, considéré du seul point de vue géographique, est incontestablement
lié à l’histoire des territoires, et ainsi porte en lui une dimension mémorielle,
qu’en est-il du paysage, objet artistique ?
Au-delà de la matérialité du paysage, il semble bien que ce qui lui donne sa
dimension esthétique, affective, soit avant tout la manière dont on le perçoit.
Cette perception est très certainement modifiée par la connaissance
que nous avons de l’histoire du lieu.
Ainsi, chaque regard sensible, et celui de l’artiste plus qu’un autre,
est à même de réinventer constamment ce « paysage ».
MÉMOIRE EN PAYSAGES
Les paysages de la Meuse qui entourent Verdun sont devenus une réserve historique dotée d’une signalétique pour le tourisme de guerre qui s’est développé très tôt, comme en témoignent les guides illustrés Michelin des champs de bataille (1917-1921). Dans l’un de ces guides, on peut lire : Une ruine est plus émouvante lorsqu’on en connaît l’origine, tel paysage qui paraît terne à l’œil non averti se transforme par le souvenir des luttes qui s’y sont livrées.[1] Cette remarque, destinée à favoriser l’achat du guide illustré de nombreuses photographies, oppose à l’aspect insignifiant des lieux la mémoire des événements récapitulés dans le livre, comme si le sens de la visite consistait
à investir ce que l’on voit par de l’invisible que l’on sait.
La démarche photographique de Christophe Boulard se construit à l’inverse de ces allégations puisque son intention, fortement marquée par le titre de sa série Mémoire en paysages, est de saisir, à partir de sa considération des lieux, la survivance d’une époque infernale, moins à travers des vestiges, des épaves ou des ruines que par les variations de la lumière dramatisée par l’usage de la photographie en noir et blanc. Le choix des cadrages permet ainsi de confronter le doux nuancier du gris des nuages au chatoiement obscur des sols ravinés en premier plan et des arbres calcinés par un effet de contrejour.
Dans chacune de ces photographies sans titre, sans repère de localisation, le passé de Verdun refait surface, tapi sous les hautes futaies : le relief dénivelé par les bombes, les grenades, les millions d’obus et les mines a modifié les cotes géologiques d’avant-guerre et les sols ne sont plus que de vastes étendues houleuses de végétation, fracturées par des ravins, démantelées par des replis, interrompues par des crevasses.
C’est au milieu de cette dévastation aujourd’hui dissimulée que des histoires de tranchées ressurgissent : la gale, la dysenterie, les morpions, le tétanos comme des faits banals de la vie quotidienne ou de permanentes menaces. La peur panique, celle qui rend possible les trahisons spontanées comme les actes d’héroïsme fulgurants, dont Alain disait : L’universelle peur n’explique rien d’une guerre[2]. Et dans cet univers d’immondices, de souffrances et de déflagrations, les liens d’amitié qui se créent, même parfois avec les tranchées ennemies comme un défi à l’horreur et à la mort imminente. On se cherche bien encore des trucs et des excuses pour rester là avec eux les copains, mais la mort est là aussi elle, puante, à côté de vous, tout le temps à présent et moins mystérieuse qu’une belote, écrivait Céline dans le Voyage au bout de la nuit.
Les souvenirs de l’Enfer, pour reprendre l’expression d’Henri Barbusse, reviennent d’eux-mêmes à la vue des photographies de Christophe Boulard qui construit sa série à la façon d’un paysagiste méticuleux. Ce retour de mémoire s’explique sans doute par la sensation de paix et de silence qu’une savante concordance de tonalités de gris instaure, dans un fort contraste, autour de sombres sous-bois, de terrains accidentés, rudes et irréguliers. Cette poétique du paysage est une création éminemment photographique.
Robert Pujade
[1] Guide Michelin des champs de bataille, 1919, p.2.
[2] Alain, Souvenir de guerre, in Les Passions et la sagesse, éd. Pléiade, p. 448.